
Kalb's Giesse, acrylique sur toile, 90 x 70 cm, 2024
Une peinture à propos du cycle. Un arbre effondré dans un méandre du Rhin. Au cœur de la forêt de la Robertsau, reliquat de la Rheinwald, vestige de l'ancienne forêt alluviale. Au détour d'un chemin, ou plutôt, d'une grande allée goudronnée qui part du parking du château de Pourtalès et traverse le massif, là, juste à un coin, un pont, où les eaux de résurgence du Kaelbelsgraben (fossé du veau), une rivière, un giessen (une résurgence), se jettent dans l'étang du Karpfenloch (le trou de la carpe), là, juste alors que les cyclistes et les badauds filent et se promènent, là, cet arbre, mort, cassé, tombé, lentement digéré par les eaux claires. L'eau coule doucement, entre quelques rives piétinées et des racines promptes à l'ennoiement. La jungle rhénane est autophage. Elle se nourrit de ses propres matières ligneuses. Les lianes, les champignons, les mousses, accélèrent les pourrissements. L'arbre, plongé dans les charophytes, tel une Ophélie sylvestre, un hommage préraphaélite où toute trace de ruine s'efface à l'efflorescence du vivant. Pourtant, c'est bien de mort dont il s'agit.
L'arbre mort dans le bras mort du Rhin. Le Rhin, canalisé, endigué, corrigé, désensauvagé, ponctué de barrages et de graviers. Il ne reste que des souvenirs de ses méandres, du marécage infini qui constituait son lit. La réserve de la forêt de la Robertsau est un petit témoignage, un restant de ce que le fleuve fut. Mais, la mort n'est pas la fin. L'arbre se désagrège et donne sa matière, sa vie, à tout ce qui fait la forêt. Cette mort est source d'un recommencement, du cycle suivant, d'une vie familière et aqueuse.
La forêt est bordée par la ville et ses industries. Le Port du Rhin et ses pétroles, l'urbanisme strasbourgeois et ses quartiers, qui, depuis longtemps, grignotent la Rheinwald, bâtiments et constructions, chantiers et tourniquet du BTP. La construction ne connaît pas le cycle. Elle produit des déchets, des objets morts, des ultimes. Des résidus dont nous ne savons que faire, des emballages, des couvrants, des plastiques. Ces matériaux sont devenus le creuset de ce tableau, il s'est faite par récupération et recyclage. Le châssis est en bois de coffrage, la toile est un jute d'emballage, la peinture elle-même, ce sont des liants, des apprêts, des pigments, chimiques, plastiques, acryliques, dédiés au bâtiment. Jusqu'à la caisse, une palette abandonnée, découpée et réagencée.
Comme la forêt rhénane vit au sein du cycle des matières, l'humain et son milieu doivent accepter les réincarnations, la multitude et la spirale du cycle. Ce tableau est un passage, une frontière entre l'ultime culturel et l'infini naturel. Entre l'extraction, la transformation, l'abandon et la continuité de ce qui vit. C'est une eau miroir, de ce qui est à la fois mort et vivant, mais qui parle de nos propres détachements au cycle, de nos efforts inlassables pour ne pas être des vivants, pour produire du fini.
Narcisses, dans l'eau nous pourrions voir notre reflet, ce qu'au fond, nous sommes : notre passé et nos interventions sur le milieu ; notre futur, un certain réensauvagement ; mais, peut-être, notre présent, notre inaction, notre dépérissement. Ce tableau est une contemplation mélancolique aux couleurs fluo, une vanité végétale au détour d'une promenade, l'arbre mort du Rhin qui nous parle de nous-même.